Viol : de petits progrès éclipsés par d’énormes défis

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Par Jean Pharès Jérôme’ cet article a été publié le quotidien Le Nouvelliste

Grâce au plaidoyer des organisations de défense des droits humains combiné aux cris d’alarme de la population contre la multiplication des cas de viol dans les camps de déplacés après le séisme du 12 janvier 2010, on observe de timides progrès dans la prise en charge des victimes. Depuis, des cellules de prise en charge du viol ont été créées ; des verdicts exemplaires contre des coupables de viol ont été prononcés; des victimes sont mieux informées de leurs droits. Des signes qui prouvent quelques progrès dans la lutte contre le viol même si, dans certaines régions du pays, la violation des droits des victimes est systématique à cause de nombreux facteurs, dont la corruption au sein du système judiciaire, la défaillance ou l’absence des institutions étatiques et la méconnaissance des victimes de leurs droits.

Crédit image: Médecins Sans Frontières (MSF)

Suite au double viol qu’elle a subi au cours d’une soirée de mars de cette année, une institutrice de 38 ans n’a pas caché son soulagement d’avoir reçu le lendemain la visite d’une patrouille de la Police nationale d’Haïti. « C’est un policier qui a une proche dans la zone qui avait rapporté les faits à ses collègues », explique la victime, précisant cependant que son attente n’a pas été comblée par rapport à la visite. « Les policiers se contentaient de récupérer une arme créole oubliée par les malfrats sur le lieu du crime, ajoute la trentenaire qui a dà» abandonner sa maison en plaine depuis le double viol dont elle a été victime. Ils m’ont réconfortée, m’ont conseillé d’aller à l’hôpital, puis confessé qu’ils ne pouvaient rien faire pour moi.»

Violée à  deux reprises

L’institutrice dormait en toute quiétude à côté de son mari dans sa maison inachevée en plaine quand les bandits s’y sont introduits. Les bandits ont d’abord saisi tous les téléphones portables qui étaient dans la maison. Puis, ils ont noué le mari de l’institutrice. Ce soir-là , le couple n’avait que 2 500 gourdes dans la maison. « Insatisfait de cette somme que nous lui avons remise, l’un des bandits a soulevé un objet pour écraser sur la tête de mon mari, poursuit l’institutrice, également propriétaire d’une école en construction non loin de la maison. Je l’ai supplié de ne pas tuer mon mari. Il n’a pas heureusement commis son forfait. »

Sans être inquiétés, les bandits ont pris leur temps pour fouiller la maison de fond en comble. « Pendant que les autres emportèrent tous les objets de valeur tombés sous leurs mains, l’un d’eux est sorti de la maison avec moi, explique, la mort dans l’âme, l’institutrice de confession pentecôtiste. Il a sorti son pénis et m’a demandé de le mettre dans ma bouche. Je lui ai obéi pour sauver la vie de mes enfants et de mon mari. Puis, il m’a violée.»

Le calvaire de l’institutrice était loin de se terminer avec cette séquence. « Avant de partir, un autre est revenu et est sorti avec moi. Avec des mots humiliants et blessants, il m’a demandé de me déshabiller et m’a violée à nouveau, explique-t-elle avec des sanglots dans la voix.

Se tourner vers la DCPJ

La trentenaire ne savait pas vraiment qu’elle institution contactée après son viol. Apeurée, elle a choisi, avec sa famille, d’abandonner sa maison et la petite école fondamentale qu’elle était en train de construire dans sa cour. Puis, elle a écouté ses proches qui lui conseillaient de déposer une plainte à la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ). « Près d’un mois après la plainte, j’ai reçu un coup de fil de la DCPJ me demandant de venir identifier mes violeurs, déclare la victime, témoignant avoir été bien accueillie par les policiers. Je ne peux pas critiquer la police, elle a fait son travail. J’ai aussi reçu beaucoup de support de mes proches. »

L’institutrice ne sait pas si les quatre présumés bandits qui lui ont été présentés ne faisaient pas partie du commando qui était entré chez elle, mais elle a pu identifier l’un d’entre eux. Celui qui avait tenu le flash pour permettre à ses compagnons d’opérer. La DCPJ a fait son travail, la victime, quant à elle, se dit déterminée à faire le sien. Le dossier est maintenant au parquet. « Certains m’ont découragée de ne pas poursuivre les bandits en justice par crainte de représailles, je leur ai répondu que si je ne me présente pas, le juge n’aura d’autre option que de libérer les accusés », précise-t-elle, pour dire qu’elle répondra à toutes les invitations des autorités judiciaires.

Le viol comme un fléau

Comme dans beaucoup de domaines, il n’existe pas de statistiques fiables sur le nombre de victimes de violence basée sur le genre en Haïti, dont le viol. Un fait est cependant certain, les victimes sont nombreuses. La clinique Pran Men m de MSF à Delmas 33, spécialisée dans la prise en charge médicale et psychosociale des victimes du viol, a déjà traité 2 300 patients de 2015 jusqu’au début du mois de mai, soit une moyenne de 80 patients par mois ou 2 patients par jour. « Ces chiffres ne concernent pas tout le pays », précise Michelle Chouinard, chef de mission de MSF Hollande en Haïti. La clinique Pran Men m, la seule du genre à travers le pays, travaille 24 heures sur 24. « La majorité des patients arrivent le soir », informe Mme Chouinard, soulignant que la moitié des victimes reçues au centre sont des mineures.

L’inspecteur divisionnaire Guerson Joseph, responsable de la Brigade de la protection des mineurs (BPM), confirme que beaucoup d’adolescentes sont effectivement victimes de viol à travers le pays. « Nous traitons plus de 100 cas par année, avance-t-il. La situation est grave. »

Le département de l’Ouest, d’après le responsable de la BPM, recense le plus grand nombre de victimes de viol de mineures à travers la République. Depuis un certain temps, le département de l’Artibonite détrône la Grand ’Anse à la 2e place. « Cette situation doit interpeller toutes les composantes de la société », fait remarquer l’inspecteur de police, qui reconnaît que la précarité économique et la démission des parents sont deux parmi les causes du développement de ce problème. Pour preuve, affirme-t-il, beaucoup de cas de viol concernent des mineures en domesticité. « Elles sont violées soit dans leurs familles d’accueil, soit par des gens de l’entourage », précise-t-il.

De quoi porter le responsable du Bureau des avocats internationaux (BAI), Me Mario Joseph, à voir le viol comme un fléau. « Il y a aussi l’inceste qui prend de l’ampleur », souligne l’homme de loi. Il reconnaît qu’il est difficile d’avancer des statistiques fiables sur les cas de viol en Haïti dans la mesure où beaucoup de cas ne sont pas déclarés. En plus, ni l’État ni les ONG ne disposent de mécanisme pour les comptabiliser à travers tout le pays. S’il est difficile d’avancer des chiffres, Me Mario Joseph ne réfléchit pas pour répondre quand on lui demande les causes du viol en Haïti. « La pauvreté, la promiscuité dans les quartiers précaires, l’insécurité, l’impunité, le comportement machiste des autorités judiciaires et policières sont quelques facteurs qui, aux yeux de l’homme de loi, favorisent la multiplication des cas de viol dans le pays. »

Un verdict exemplaire

Une mineure de 16 ans a été violée en 2012 à Port-au-Prince par son oncle qui lui-même était âgé de 24 ans. « Il était venu me rendre visite. Je le raccompagnais. En cours de route, il a utilisé son arme pour me violer », témoigne la jeune fille âgée de 24 ans aujourd’hui, encore traumatisée. C’est au moment des faits que la victime a confirmé qu’il s’agissait de son oncle qui tentait de la violer en pleine nuit alors qu’elle vivait chez sa grand-mère. « C’est après cette tentative de viol que j’avais décidé d’aller vivre chez ma mère », ajoute la victime, qui dit avoir été en classe de 6e ou 7e année fondamentale au moment des faits.

Vivant aux États-Unis, le père de la victime était vite rentré en Haïti. Le violeur a été arrêté et jeté en prison. Son jugement a eu lieu récemment. Reconnu coupable des faits qui lui ont été reprochés, le coupable purge aujourd’hui une peine de 10 ans de prison sans le bénéfice de la loi Lespinasse. Il est aussi condamné à verser un million de gourdes de dommages et intérêts à la victime. Ce n’est pas fini. À sa libération, le violeur perdra la jouissance de ses droits civils et politiques pour sept ans.

« Voilà un jugement exemplaire », se réjouit Me Mario Joseph du BAI, critiquant par ailleurs les juges qui se montrent complaisants dans leurs décisions en faveur des coupables de viol, surtout s’ils occupent des positions importantes dans la société.

Si le responsable du BAI se réjouit de la peine exemplaire infligée par la justice au violeur de la mineure, c’est tout le contraire pour les proches de la victime qui est la nièce du violeur. « Je reçois beaucoup de menaces de ma famille pour n’avoir pas renoncé au procès », affirme la jeune fille qui vit avec une profonde blessure intérieure. Elle est même abandonnée par son père qui lui avait proposé de nier les accusations de viol pour éviter la condamnation de son frère. « Mon père me promettait de commencer les démarches de résidence pour moi aux USA si j’acceptais sa proposition », confie la jeune fille qui dit sentir sa vie brisée depuis son viol. Si ses proches reconnaissent que le viol avait eu lieu réellement, ils voulaient cependant que les linges sales soient réglées en famille. Ce que les avocats que le BAI ont mis gratuitement à son service avaient catégoriquement rejeté.

N’ayant plus le support financier de son papa, la jeune fille travaille aujourd’hui dans une factory pour subvenir comme elle peut à ses besoins. « Je fais tout pour que personne au travail ne soit au courant de mon histoire, précise la victime qui rêve d’étudier le droit. Elle ne raconte non plus sa mésaventure à son petit ami. « J’ai peur qu’il ne me laisse tomber », déclare la victime qui porte encore les cicatrices du viol. À côté de sa blessure intérieure, elle doit aujourd’hui affronter sa famille qui l’envie pour avoir fait condamner son oncle-violeur. « Je ne possède pas de portable pour éviter de me faire harceler, indique-t-elle. J’ai évité aussi de marcher seule dans les rues. Dans ce cas, quand je ne suis pas au boulot ou à l’église, je suis restée enfermée chez moi.»

Une justice inégale

L’Office de protection du citoyen (OPC) avait, en février dernier, dans une note de presse, crié au scandale par rapport à la négligence constatée au parquet de Jérémie dans le traitement des cas de viol. « Sur un échantillon de 29 individus impliqués dans des cas d’agression sexuelle, de viol et de complicité portés à la connaissance du parquet de Jérémie, 55,17% d’entre eux, soit seize (16), ont été libérés sans aucune forme de poursuite », avait dénoncé l’OPC. « Dans le département de la Grand’Anse, il y a effectivement cette tendance à traiter les dossiers de viol sur la base d’entente, se désole Jude Jean Pierre, directeur de promotion à l’OPC. Ce n’est pas normal. »

Le cadre de l’OPC déplore que le viol ne soit toujours pas considéré comme un crime dans certains milieux, surtout dans les zones rurales. « Les droits des victimes sont souvent bafoués par manque d’informations », juge-t-il en énumérant des entraves à une justice équitable dans les cas de viol. « Il manque souvent la présence de la police scientifique et de la médecine dans les procès », fait remarquer Jude Jean Pierre, assimilant les procès de viol à la parole de l’un contre la parole de l’autre. Dans de telles conditions, on peut déduire que celui qui peut payer le meilleur conseil de défense a déjà un grand avantage dans le procès.

« Y a-t-il déni de justice et inégalité dans le traitement des cas de viol dépendamment du statut social de l’accusé? » À cette question, Jude Jean Pierre ne veut pas être affirmatif. « Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question », répond-il avec prudence. Me Mario Joseph, quant à lui, est catégorique. « Le traitement des cas de viol dans les tribunaux dépend de celui qui est en cause. » Pour preuve, avance-t-il, quelqu’un peut être accusé de viol et occupe de hautes fonctions dans l’administration publique.

Malgré tout, Me Mario Joseph estime qu’il y a des progrès dans le traitement des cas de viol. « À mon avis, il y a 15 à 25% de cas de viol dans les assises criminelles. C’est un progrès, dit-il. Jusqu’avant 2004, il y en avait très peu. » Ce progrès est, à son avis, dû à plusieurs facteurs, notamment la dénonciation des cas de viol dans les camps de déplacés après le séisme du 12 janvier 2010. « Cela a aidé à une meilleure prise en charge des cas de viol », avance-t-il.

Quel accompagnement pour les victimes de viol ?

Il existe très peu de structures de prise en charge totale de victimes de viol en Haïti. Ce qui explique que beaucoup de victimes, comme l’adolescente violée par son oncle, n’ont jamais vu un psychologue.

À Port-au-Prince, la clinique Pran Men m de Médecins Sans Frontières assure la prise en charge médicale et psychosociale des victimes. Toutes victimes d’agression sexuelle arrivant à la clinique dans trois jours suivant les faits reçoivent une contraception d’urgence et des antirétroviraux pour prévenir la transmission de maladies sexuellement transmissibles, y compris le VIH/Sida.

« Puis, les victimes sont référées à des institutions partenaires, dont le BAI et la BPM, pour les suivis que leur cas nécessite », informe Michelle Chouinard qui dit s’assurer que les patients reçoivent un certificat médical gratuit. Qu’est-ce qui arrive aux victimes hors de Port-au-Prince? À cette question, Mme Chouinard a répondu : « Je ne sais pas. » Cette question est d’autant plus pertinente quand on sait que certaines zones du pays sont dépourvues d’infrastructures médicales.

Le responsable de la Brigade de la protection des mineures confirme qu’il développe de bons rapports avec MSF. « Quand une mineure est victime de viol, nous nous assurons qu’elle reçoit des soins médicaux et dispose d’un certificat médical, informe l’inspecteur Guerson Joseph. Après cette étape, la BPM se charge du montage de dossier judiciaire. « Notre mission prend fin à cette étape », confie l’inspecteur de police qui dit se donner toujours la peine que le travail soit bien fait.

S’il y a des efforts dans la prise en charge des victimes de viol, il reste beaucoup à faire. « Il y a des lacunes dans la question de logements pour les victimes qui ne peuvent pas retourner chez elles, souligne la responsable de MSF Hollande. Il manque aussi de structures de soins fonctionnant 24/24. C’est un appel aux bailleurs de fonds qui veulent aider. »

Trop souvent, ce sont les victimes de viol qui prennent le maquis par peur de représailles de la part de leurs agresseurs. Me Mario Joseph plaide en faveur d’une loi qui donne une définition claire du viol ou du concept violence basée sur le genre. Cette loi doit aussi interdire aux violeurs de s’approcher de leurs victimes même après avoir purgé leur peine. Le jugement rendu en faveur de l’adolescente ayant été violée par son oncle doit faire école. Voilà le vœu de Me Mario Joseph qui se voit corps et âme dans la défense des victimes du viol.

C’est aussi le vœu de l’institutrice de 38 ans qui a été violée en mars dernier. Elle établit cependant une nuance. « Je ne veux pas de réparation des bandits, car c’est de l’argent mal acquis qu’ils vont me donner, mais je veux qu’ils payent pour leur crime », lance la victime. Elle reste confiante que son rêve sera concrétisé.

Cet article est réalisé avec le soutien de Round Earth Média qui travaille avec des jeunes journalistes à travers le monde http://roundearthmedia.org